Voyageurs et diglossies anciens
Des troubadours de l’espace occitan ou minnesänger germaniques qui furent soldats et voyageurs, traversent contrées et idiomes : Raimbaut de Vaqueiras et Oswald von Wolkenstein ont écrit quelques poèmes polyglottes.
Le troubadour Raimbaut de Vaqueiras, - à ne pas confondre avec un autre, Raimbaut d’Orange, nom rimbaldien comme prédestiné à la poésie - est né vers 1165 près de Carpentras et vécut en Italie, suivant la cour et les guerres du Marquis de Montferrat. Il a composé Eras quan vey verdeyar, un « descort » (discorde), poème où la confusion de l’amant envers la dame se reflète en vers irréguliers ou plus rarement, ici, en un puzzle linguistique. Chacune des 6 strophes est en une langue romane différente, sans doute compréhensible pour la plupart à Montferrat et autour : d’abord en son provençal natal, puis en italien (ou génois, langue de la dame, qu’il dit mal parler), en français (d’oïl), en gascon et en galicien. La strophe finale, l’envoi, alterne ces langues dans cet ordre tous les deux vers.
(première strophe en provençal)
Eras quan vey verdeyar
Pratz e vergiers e boscatges,
Vuelh un descort comensar
D'amor, per qu'ieu vauc aratges;
Q'una dona.m sol amar,
Mas camjatz l'es sos coratges,
Per qu'ieu fauc dezacordar
Los motz e.ls sos e.ls lenguatges.
Maintenant que vois reverdissants
Les prés et vergers et bocages
Je veux commencer ce chant discordant
D’amour car j’erre en dépit
Pour une dame qui m’aima
Mais bien changé a son esprit
Adonc je sème le désaccord
Dans les mots les sons et langages.
(Envoi en 6 langues)
Belhs Cavaliers, tant es car
Lo vostr' onratz senhoratges
Que cada jorno m'esglaio.
Oi me lasso que farò
Si sele que j'ai plus chiere
Me tue, ne sai por quoi?
Ma dauna, he que dey bos
Ni peu cap santa Quitera,
Mon corasso m'avetz treito
E mot gen favlan furtado.
Belle Chevalière, tant m’est chéri
Votre honorable seigneurage
Que chaque jour m’attriste.
Hélas que puis-je faire
Si celle que j’ai de plus cher
Me tue, et je ne sais pourquoi ?
Ma dame, par ma foi en vous
Et par la tête de Sainte Quitterie,
Mon cœur vous l’avez ravi,
Volé par votre doux parler.
En Asie, ou selon les interactions des cultures, on trouve aussi des poèmes multilingues, par exemple dans l’Inde du Nord régie par les sultans musulmans. Le célèbre poète Amir Khusrau (ou Khosrow) vivant vers 1300 reconnaissait déjà le multilinguisme de son pays et travaillait à la reconnaissance d’un multiculturalisme tolérant envers les communautés et religions diverses. Il écrivit ses poèmes en persan, la langue de culture des nouveaux gouvernants, mais aussi en hindoustani (ou hindavi) – qui donnera l’hindi et l’ourdou modernes - langue parlée par le peuple de sa région de Delhi et au Pakistan actuel. C’est là qu’on se souvient de ses chants, car il est un des précurseurs de la musique qawwali des mystiques soufis : ses poèmes donc quêtent l’aimé(e) ou la divinité ou les deux en un, et sont encore chantés à notre époque, en particulier par le grand musicien Nusrat Fateh Ali Khan qui pouvait étirer jusqu’à 20 minutes le texte suivant, ornementant les vers par d’innombrables arabesques vocales - une chanson de film bollywood n’en reprend que la première ligne, devenue apparemment proverbiale. Les strophes de Zehaal-e-miskeen sont écrites en persan et en un dialecte régional hindoustani (braj bhasha) : le premier vers en persan, le deuxième en hindoustani (qui va rimer), le troisième en persan, le 4e en hindustani ; dans le reste du poème les langues se succèdent tous les deux vers, d’abord le persan puis l’hindoustani, ainsi de suite. Une interprétation suppose qu’il s’agit d’un dialogue virtuel entre un Persan et une Indienne, mais l’ambiguïté sexuelle règne. La transmission orale, non-livresque, par les chanteurs de qawwali et le jeu avec les homophonies entre les deux langues ont produit des versions divergentes, en voici une.
Zehaal-e-miskeen makun taghaful,
Duraye naina banaye batiyan.
Ne survole pas mon malheur
en aiguisant tes yeux et tissant des contes,
Ke taab-e-hijran nadaram ay jaan,
Na leho kahe lagaye chatiyan.
Ma patience s’est épuisée ô amour
Pourquoi ne pas me prendre contre ton sein
Shaban-e-hijran daraz chun zulf,
Wa roz-e-waslat cho umer kotah.
Longues boucles en la nuit de la séparation
Courte vie en le jour de notre union.
Sakhi piya ko jo main na dekhun,
To kaise katun andheri ratiyan.
Comment supporterai-je ce donjon noir
Sans ton visage devant moi?
Yakayak az dil do chashm-e-jadu,
Basad farebam baburd taskin.
Soudain usant de mille tours
Les yeux enchanteurs ont dérobé ma paix.
Kisay pari hai jo ja sunave,
Piyare pi ko hamari batiyan,
Qui oserait se plaindre
Et le conter à mon aimée
Cho shama sozan cho zaraa hairan,
Hamesha giryan be ishq an meh.
Ébranlé comme chandelle tremblante,
J’erre perdu au brasier de l’amour.
Na nind naina na ang chaina,
Na aap aaven na bhejen patiyan,
Yeux sans sommeil, corps sans repos,
Ni elle ne vient, ni aucun message
Bahaq-e roz-e visaal-e dilbar
Ke daad mara gharib Khusro.
En souvenir du jour où je rencontrai mon aimée
Qui si longtemps me charma, ô Khusrau,
Sapet man ke varaye rakhun,
Jo jaye paun piya ke khatiyan.
Je garderai mon cœur aboli
Puissé-je une fois revoir sa magie.
En Europe, pendant la Renaissance et la période baroque un monolinguisme plus marqué tend à consolider des langues centralisatrices après la perte de prestige du latin.
Cependant un groupe d’érudits invente brièvement un mélange linguistique où des mots italiens se dotent des terminaisons du latin, fabriquant du « macaronique », un style qui influencera des prosateurs mais qui en poésie demeure dans le burlesque ou le satirique. Cette dénomination est devenue synonyme d’œuvre mélangeant les langues chez certains chercheurs en littérature, ce qui semble contenir une condescendance ou une perplexité face à la complexité de certaines créations décrites ici.
Le baroque, en liaison avec l’hybridité de la culture coloniale de l’Amérique latine, engendre quand même quelques poètes polyglottes et poèmes multilingues comme le sonnet Las tablas del bajel (les planches du bateau) par l’Espagnol Gongora de 1600 en espagnol, latin, italien, portugais.
La poète mexicaine du XVIIe siècle, Sor Juana Ines de la Cruz, a écrit, en plus de ses savants sonnets en castillan, de nombreux « villancicos », chansons populaires espagnoles du baroque qui en Amérique du Sud sont souvent en plusieurs langues : les siennes tressaient avec délicatesse le latin cahotant des prêtres, l’espagnol des colons, le nahuatl des autochtones, des créoles mêlant mots d’esclaves africains ou métis. Dans le tocotin suivant, forme indigène dansée et parfois théâtralisée avec costumes, plumes et fleurs (xochitl en aztéque) multicolores, glissée à l’intérieur du villancicos, la langue des Amérindiens se trouve revalorisée à l’encontre de la hiérarchie - proche de l’Inquisition - de Sor Juana, geste courageux témoignant de sa sensibilité humaniste. Ce tocotin est la troisième partie d’un villancicos plurilingue sur Saint Pierre Nolasque qui rachetait les esclaves aux pirates ; Sor Juana y fait parler un Indien syncrétique.
Les Padres très bénis
ont leur propre rédempteur :
je n’y crois pas, non neltoca,
quemati que mon Dios :
l’enfant dieu Pilzintli
est descendu du Ciel
et nos tlatlacol
tous les a pardonnés.
Mais ces Teopixqui
disent dans leurs sermons
que San Pedro Nolasco
en rachète miechtin.
Moi je paierai le Saint
avec grande dévotion :
sur les vingt fleurs des morts
une xochitl lui donnerai.
(Sor Juana Ines de la Cruz, extrait du Villancico VIII del Tercero Nocturno, 1677; traduction française JRL)
A partir des Romantiques le sentiment des limitations du langage se cristallise dans la recherche d’une langue poétique universelle qui « témoigne d’une même nostalgie et d’un même désir d’une langue parfaite que les inventions des “fous du langage” » (Anne-Marie Lilti dans son Ecriture poétique, langue maternelle et langue étrangère, L’Harmattan, 2005) et ravive aussi le mythe d’une éventuelle langue adamique commune aux premiers humains.
Les exemples multilingues, peu visibles à cette époque où les poètes élargissent les possibilités de leur idiome unique, seraient encore à déterminer. Notons au moins le refrain en grec chez le romantique anglais Byron dans Maid of Athens (1810), un poème d’amour à une jeune femme du pays qui l’attira.
©Jean-René Lassalle