«Un jour, la situation du poète dans le monde, le "sens" du poète se présentèrent à moi en une belle image.»' Ainsi commence le texte en prose intitulé Propos sur le poète, écrit à Duino en février 1912 par Rilke. Il y raconte une scène vécue en Egypte un an plus tôt : un homme est assis à l'avant d'un bateau que tout un équipage de rameurs fait avancer sur le Nil. Régulièrement cet homme se met à chanter, seul tourné vers ce «fleuve qui venait vers nous dans toute son ampleur, ce bel espace pour ainsi dire toujours futur dans lequel nous pénétrions». Par ce chant, il semble participer mystérieusement à la progression du bateau : «Ce qui semblait avoir un effet sur lui, c'était le mouvement pur qui, dans son sentiment, rejoignait le lointain largement ouvert auquel il s'abandonnait avec autant de résolution que de mélancolie. En lui s'équilibraient sans relâche l'impulsion de notre bateau et la force de ce qui s'opposait à nous - de temps à autre, un surplus se formait : alors il chantait. Le bateau triomphait de la résistance ; mais la résistance dont rien ne triomphait, lui, le magicien, la transformait en une suite de longues sonorités aériennes qui n'étaient d'aucun lieu et que chacun revendiquait pour lui-même. Tandis que les autres se consacraient, pour en venir à bout, au plus proche et au plus tangible, lui, par sa voix, maintenait le lien avec le plus lointain et nous y rattachait jusqu'à ce que nous y fussions entraînés.
Je ne sais comment cela se fit, mais soudain j'aperçus dans cette vision la situation du poète, sa place et son action dans le temps, et je compris qu'on pouvait sans crainte lui contester toutes les positions, sauf celle-là. Mais dans celle-là du moins, il fallait tolérer sa présence.»

Le poète selon Rilke n'est pas un prophète, porteur de quelque message, de quelque vérité positive que ce soit. Son rôle est décisivement à la fois plus modeste et plus exigeant :) -> donner forme éphémère ou non à ce qui nous dépasse, transformer ce qui nous résiste en «une suite de longues sonorités aériennes qui n'étaient d'aucun lieu».

Merci évidemment génial Rilke, car il en est peut-être ainsi de toute oeuvre "réellement concrète", c'est à dire rare parfois aussi car difficile à tenir et souvent peu romantique, selon ma toute petite expérience; ma prochaine pièce est ce bateau que je vais construire et vous dédier entièrement, cl:)


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"j'ajoute cet astérisque aérien juste relié au questionnement actuel et récent de plusieurs étudiant.e.s et jeunes artistes: Chantal Akerman en 2004 disait que porté.e.s par leur époque les artistes de sa génération n'avait aucun plan de carrière ce qui leur conférait une approche artistique dégagée de toutes contraintes hormis ce qu'ils-elles voulaient faire, elle a fait des longs métrages sans argent pendant longtemps, elle dit aussi qu'il lui semblait qu'à notre époque la plupart des jeunes gens ont inversement un plan de carrière, considération qui n'a rien d'artistique en soi du coup mais qui prélude et entre dans la fabrication de l'oeuvre elle-même qui s'oriente alors conséquemment ! Je pourrais dire que le choix d'une société qui nous façonne et nos conditions et notre conscience est toujours une donnée intrinsèque à réfléchir de l'intérieur pour en recréer la distance, si on peut..  tout un programme qui se programme en tout cas en permanence à l'aune des chantiers de LMDP (Chantal Akerman a eu beaucoup d'influence sur moi sur nous à l'époque où j'étais à l'école d'art, elle est partie il y a quelques semaines nous laissant un héritage de liberté infiniment palpable, merci à elle, pour nous tou.te.s)
(petit montage dans l'émission de Paula Jacques l'autre jour http://www.franceinter.fr/player/reecouter?play=1164939 de la minute 1:30 à la minute 5:50)"

claire rb nov15
 

 

les extraits sur Rilke proviennent du bouquin de
Karine Winhelvoss: Rainer Maria Rilke, Poche, Septembre 2006.. et de ma pomme ;)